Cette carte blanche a été publiée sur le site du journal Le Soir le 8 juin et est accessible ici.
Le 2 mai 2022, la direction du CHU Saint-Pierre, un hôpital public bruxellois, annonçait à son personnel sa décision de privatisation de son service de gardiennage.
Depuis un mois, l’opposition des travailleurs.euses de l’hôpital à cette décision n’a cessé de grandir. Elle s’est manifestée à travers toute une série d’actions de protestation : pétition signée à ce jour par 600 des 2400 membres du personnel, action pendant un comité de concertation, grève de 48h, occupation du bureau du directeur, manifestation au conseil communal de la ville de Bruxelles, etc.
Le choix de la privatisation, et l’absence de remise en question de celle-ci par le conseil d’administration malgré cette opposition, a le mérite de poser cette question fondamentale : qui décide dans un service public ? Pour l’employeur, la réponse est claire : il s’agit du conseil d’administration, et non du personnel. Une longue concertation sociale avait pourtant eu lieu entre les délégations syndicales et la direction autour de l’organisation du service de gardiennage. Cependant, alors que les représentant.e.s des travailleurs.euses pensaient être arrivé.e.s à un accord avec la direction, celle-ci annonce aux travailleurs.euses concernés la privatisation de leur service. Or, cette piste de privatisation n’avait, selon les syndicats, jamais été soulevée en concertation.
Pour dénoncer le déficit démocratique de cette décision, les travailleurs.euses prennent aujourd’hui l’initiative d’organiser un “Référendum à l’Initiative des Travailleurs et travailleuses” (RIT). Ce RIT, organisé par certains membres du personnel et soutenu par une des délégations syndicales, porte sur deux questions :
2) l’implication des travailleurs.euses dans les décisions qui les affectent.
A notre connaissance, cette initiative est la première du genre en Belgique. À travers ce RIT, les travailleurs.euses entendent marquer leur volonté de peser sur les questions qui les concernent.
Nous sommes conscient.e.s que le référendum est une arme à double tranchant : “Sa qualité démocratique dépend de variables attachées à sa pratique”[1]. Dans ce sens, le référendum sur le lieu de travail peut par exemple être utilisé par l’employeur pour court-circuiter les négociations avec les représentant.e.s des travailleurs.euses. Cependant, s’il est à l’initiative des travailleurs.euses comme c’est le cas ici, et d’autant plus lorsque la concertation sociale est un échec, il serait dommage de se priver d’un tel outil qui permet aux travailleurs.euses de directement s’exprimer sur des décisions qui les concernent et de renforcer les actions collectives de défense de leurs conditions de travail.
Nous pensons qu’un des garde-fous pour assurer un référendum démocratique est la délibération[2], qui permet aux individus de déterminer leur vote sur la base des différents arguments échangés. Dans ce cas-ci, le RIT ne se déroulera pas dans un vide d’échanges d’arguments, comme en témoignent les assemblées du personnel organisées sur la question et les nombreuses actions de sensibilisation menées par les travailleurs.euses. Par ailleurs, les organisateurs.trices de ce RIT souhaitent organiser un débat contradictoire avec les membres du personnel avant le vote, et nous ne pouvons que conseiller à l’employeur d’y participer.
Certes, de nombreuses questions se posent à propos de l’organisation du referendum : formulation de la question, modalités de circulation de l’information, durée et lieu du vote, mobilisation des collègues, modalités de contrôle du déroulement du vote. Mais il existe des initiatives dont il est possible de s’inspirer, comme la “vot’action” organisée par les syndicats des cheminots de la SNCF sur la réforme ferroviaire ou le Référendum d’Initiative Citoyenne local des Gilets jaunes de Commercy. Même si le droit ne prévoit pas la possibilité d’organiser un référendum, l’expérimenter ne contrevient pas pour autant à un quelconque prescrit légal.
Nous avons bien conscience que cette initiative démocratique des travailleurs.euses n’apportera pas une solution définitive et parfaite au problème du déficit démocratique au sein de nos lieux de travail et de nos services publics. Cependant, si solution nous voulons trouver, celle-ci devra provenir de la pratique des personnes qui sont concernées et vivent au quotidien les conséquences de ce déficit. Il nous semble donc important de soutenir les travailleurs.euses dans leur expérimentation politique pour améliorer la démocratie au travail.
Nous soutenons également cette initiative car, à travers la question de la privatisation de ce service, se pose un enjeu politique plus large : le réflexe de la privatisation comme solution pour améliorer un service public. Etant donné que la pandémie a démontré l’importance de l’hôpital public et qu’une telle décision aura des conséquences tant sur les conditions de travail que sur la qualité des soins aux patient.e.s, la question de la privatisation se doit d’être traitée démocratiquement et ne peut être le fait d’une minorité. Or, dans une note interne de la direction sur la décision de privatisation, celle-ci explique qu’elle “garantit à tous que ce sera pour un mieux”, supposant qu’elle connaît mieux les intérêts des membres du personnel que les premiers concernés et qu’elle est donc plus à même de prendre une telle décision. Nous pensons quant à nous que les travailleurs.euses sont non seulement les plus capables de savoir ce qui permettra d’assurer la qualité du service et de leur travail, mais qu’ils et elles sont également les plus légitimes à prendre part aux décisions qui les affectent. Le RIT mise ainsi sur la capacité des travailleurs.euses de décider par et pour eux-mêmes.
Traditionnellement, l’on résume le caractère démocratique d’un service public à l’existence d’un conseil d’administration composé notamment de mandataires politiques et du mécanisme de concertation sociale. Cette qualité démocratique est néanmoins toute relative. Les membres des conseils d’administration n’ont pas de mandat direct pour ce poste, au sens d’un cadre clair d’instructions sur base duquel ils ont été élus et auxquelles ils se retrouvent donc soumis. Ensuite, bien qu’elle soit une obligation légale, la concertation sociale préalable aux décisions relevant de l’organisation du travail au sein d’un service public ne garantit pas qu’un accord soit trouvé, laissant le pouvoir de décision final à l’employeur.
C’est cette répartition du pouvoir que le RIT vient remettre en question en proposant que ce soit l’ensemble du personnel qui puisse directement participer aux grandes décisions qui concernent leur institution et leurs conditions de travail, constituant ainsi une expérimentation de démocratie au travail. On ne peut que conseiller au conseil d’administration de respecter le résultat de ce processus démocratique.
Par cette carte blanche, nous prenons position en faveur de la possibilité pour les travailleurs.euses d’avoir une voix réelle dans les institutions qu’ils et elles font vivre. Au-delà des applaudissements, il s’agit ici d’exprimer notre reconnaissance au personnel des soins de santé en soutenant leur droit à l’autonomie collective.
Pour signer la carte blanche : site du référendum à l’initiative des travailleurs.euses
[1] L. Morel, “Référendum et volonté populaire : la critique démocratique du référendum”, Participations, 20 (1), 2018, pp. 53-84.
[2] L. Blondiaux et al., “Le Référendum d’Initiative Citoyenne Délibératif”, Terra Nova, 19 février 2019, https://tnova.fr/democratie/nouvelles-pratiques-democratiques/le-referendum-dinitiative-citoyenne-deliberatif/.